Elle a longtemps tourné pour celui qui fut lun des pères de la Nouvelle Vague ; lui signe des films aux faux-airs rohmériens. La comédienne Marie Rivière et le réalisateur Guillaume Brac se sont retrouvés, à notre initiative, pour parler liberté des corps, introspection et bases de loisirs.
Ils se sont rencontrés pour la première fois à Digne-les-Bains, en 2014, lors dun festival de cinéma. Guillaume Brac était venu pour une carte blanche. Il avait choisi, entre autres pépites perso, Maine Océan, de Jacques Rozier, Two Lovers, de James Gray, La Vierge mise à nue par ses prétendants, de Hong Sang-soo, et Le Rayon vert, dEric Rohmer, avec Marie Rivière, qui avait fait le déplacement jusque dans les Alpes-de-Haute-Provence « six heures de train, avec un changement à Lyon » pour évoquer ses souvenirs de tournage et discuter avec un cinéaste dont elle avait vu et apprécié Un monde sans femmes. On a croisé Marie Rivière à la sortie dune projection de presse de Contes de juillet (en salles le 25 juillet), un joli film à sketchs, rohmérien jusque dans son titre, lun des deux signés Guillaume Brac à sortir cet été. Lautre, en salles depuis le 4 juillet, sappelle LIle au trésor, et cest un superbe documentaire sur ladolescence, la transgression, le métissage et la douceur du temps qui passe. Les deux ont été tournés sur la base de loisirs de Cergy-Pontoise, à lendroit même où Eric Rohmer avait réalisé LAmi de mon amie, en 1987, sans Marie Rivière, mais ce nest pas grave. Trop de hasards, trop de coïncidences... On a voulu les réunir à nouveau pour les écouter parler de Rohmer, de ce que lune a appris de lui, de ce que lautre lui a emprunté. Un dialogue estival et parisien au pied de la Butte-aux-Cailles, en une fin daprès-midi de juillet ensoleillée, devant trois citronnades..
Guillaume Brac : Je me souviens de cette projection à Dignes et de la discussion qui a suivi. Un moment assez beau et mélancolique. Cest le film qui tavais émue ?
Marie Rivière : Mais non, on était allés manger une pizza pendant la projection... Jétais fatiguée à cause de mon voyage en train, cétait un long trajet, dis donc ! Tiens, au fait, pourquoi tu as appelé ton film Contes de juillet ?
Contes de juillet avec Miléna Csergo © Les Films du Losange
G.B. : Parce quil sagissait de deux contes moraux, tournés au mois de juillet. Cest un clin dil assez modeste car Rohmer, cest Conte dété, et juillet, cest le tiers dun été. Je suis un peu parti dune variation sur un conte moral rohmérien, de deux collègues qui deviennent amies. Mes références, cétait plutôt ses films à sketchs, Les Rendez-vous de Paris ou Quatre Aventures de Reinette et Mirabelle. Des histoires simples sur un format court. Quant à LIle au trésor, je le vois comme le hors champ de LAmi de mon amie, à trente ans décart. Dans son film, Rohmer montre très peu la base de loisirs finalement, on voit à peine quelques plans sur la banlieue populaire. On est quand même beaucoup avec les personnages, qui sont des employés, des cadres moyens. Sociologiquement, le film est très ancré dans une classe moyenne blanche. La banlieue ayant changé, je trouvais intéressant que mon film, sur le terrain documentaire, occupe le hors champ du film de Rohmer. Que je ne parte pas sur ses traces mais que je me réapproprie le lieu. Jallais dailleurs sur la base de loisirs quand jétais petit. Je ne voulais pas faire un pèlerinage, mais filmer ce quil navait pas pu filmer.
Jaime que les corps soient inscrits dans le lieu, le paysage, et que le regard attrape au passage dautres choses, Guillaume Brac
M.R. : Je connaissais bien ce coin, à lépoque où on lappelait les étangs de Neuville, avant la construction de la base de loisirs. Jy allais avec la mère de mon petit ami. Cétait sauvage, il y avait du sable. On allait sy baigner. Jy suis retournée avant de voir ton film, au mois de juin, avec des migrants [Marie Rivière donne des cours de français dans une association daide aux migrants]. Ça a bien changé, il faut passer trois grilles. Mais cest vrai quil y a des mecs qui zonent, tu laisses pas ton sac sur la plage quand tu vas te baigner. Je me demandais comment tu avais fait pour filmer les gens sur la base de loisirs dans ton documentaire. Ils sont dun naturel. Comme si la caméra était très loin. Tu es en zoom ?
G.B. : Ah, non ! Cest encore quelque chose que jai retenu du cinéma de Rohmer : utiliser des focales proches de lil humain, surtout pas de longues focales. Je suis toujours assez proche de mes personnages, à quelques mètres. Dailleurs, tu verras, dans mes films, il ny a quasiment jamais de fonds flous, jaime que les corps soient inscrits dans le lieu, le paysage, et que le regard attrape au passage dautres choses. Je suis moins sensible aux mises en scène sur les visages. Mais toi, comédienne rohmérienne, tu connais ça, non ?
M.R. : Jaimerais dabord que tu arrêtes de mappeler « comédienne rohmérienne », comme si je récitais du Chrétien de Troyes tout la journée, même à la boulangerie. Je ne pense pas avoir été formée par Rohmer plus que par un autre cinéaste. Il ne nous imposait rien, cétait à nous de nous fondre dans son monde, dans ses mots, cela se faisait en douceur. Cela dit, tu as raison, il y a très peu de gros plans chez Rohmer. Il filmait les corps en mouvement, qui expriment autant les sentiments que les dialogues. On dit que cest un cinéaste de la parole, mais Rohmer est pour moi un cinéaste du corps et de la gestuelle.
Contes de juillet avec Miléna Csergo © Les Films
du Losange
UG.B. : Il y a plusieurs mises en scène chez Rohmer. La Femme de laviateur ou Le Rayon vert sont dans une veine très légère, mais il y a des films comme Ma nuit chez Maud ou Pauline à la plage où la mise en scène est plus découpée. Dans les films que tu as tournés avec lui, il y a très peu de champs/contre-champs, les acteurs sont souvent deux dans le plan. Cétait mon parti pris dans Contes de juillet, car les acteurs navaient pas de dialogues, ils improvisaient. Ils avaient lhabitude de jouer ensemble au Conservatoire, donc je profitais de leur complicité. Jaimais les mettre à deux ou trois, parfois quatre ou cinq, dans le même plan, comme une chorégraphie. Javais une trame dhistoire, des jalons, mais les acteurs étaient très libres au début. Ensuite on façonne, on peaufine la matière quils ont mise en place. Sur Le Rayon vert aussi, les dialogues nétaient pas écrits, nest-ce pas ?
M.R. : Oui, cest une exception. Eric écrivait toujours le scénario du film suivant sur le tournage du précédent. De cette façon, il était en mesure de donner les dialogues à ses comédiens très longtemps à lavance. Ce qui nous donnait le temps dapprendre par cur, car ce nétait pas une mince affaire de sapproprier ses mots, sa musique. Mais pour Le Rayon vert, il navait pas écrit de dialogues. On a tout improvisé sur le tournage.
Marie Rivière dans Le Rayon vert dEric Rohmer (1986)
© Les Films du Losange)
G.B. : Je ne peux écrire des dialogues que pour des acteurs que jai en tête. Dans mes films précédents, jai toujours écrit les dialogues en sachant qui allait les prononcer. Le fait de navoir pas pu choisir les acteurs de Contes de juillet ma contraint à madapter. On ma confié des élèves du Conservatoire, jai donc laissé les acteurs écrire les dialogues à ma place, car je ne les connaissais pas assez pour savoir comment les faire parler. Voici une grande différence avec le cinéma de Rohmer : chez moi, les personnages ne sanalysent pas en permanence, ne tiennent pas de grands discours sur eux-mêmes.
M.R. : Cest génial que de pouvoir sanalyser. Il ny a que le cinéma qui permet ça.
Ce que jai retenu des films
de Rohmer : ne pas donner limpression dêtre dans
un film, Guillaume Brac
UG.B. : Tu rigoles ? Dans la vie, tout le monde fait ça. Quand tu prends un café avec un ami, tu ne fais que parler de toi, non ? Les gens ont besoin de comprendre des choses deux. Par la parole, le dialogue. Ça dépend des milieux, des personnalités, bien sûr, mais avec une bouteille de vin, les gens parlent pendant des heures, il me semble...
M.R. : Mais je ne bois pas de vin... Dailleurs, tu mas demandé si jétais saoule en arrivant, moi qui ne bois jamais un verre dalcool. Cest ça qui est troublant, jai lair saoule alors que je ne bois pas...
L'Île au trésor © Les Films du Losange
G.B. : Ce matin, jai revu La Femme de laviateur [autre film de Rohmer avec Marie Rivière] et je tai trouvée très touchante. Cette façon douvrir la fenêtre pour renouveler lair de la nuit, de boire un verre deau avant douvrir la porte à ton ami, cest très concret. Le cinéma a tendance à bloquer la vie. Chez Rohmer, il y a sans cesse des gens qui passent, on prend le bus, le métro. Jétais frappé, aussi, de voir les publicités de lépoque. Laffiche de Loulou, de Pialat, à larrière dun bus. Tous les personnages sont totalement ancrés dans le réel. Cest lun des principaux enseignements que jai retenus des films de Rohmer : ne pas donner limpression dêtre dans un film.
M.R. : Tu fais pareil dans tes films. Tes personnages sont daujourdhui.
Rohmer savait aussi saisir avec beaucoup
de justesse les milieux sociaux, Marie Rivière
G.B. : Oui, jaime bien limpureté, visuellement.
Je ne cherche pas à filmer juste un coin de verdure. Jaime
les éléments de mobilier dans le plan, qui apportent
de la couleur, des signes du temps. Je suis sensible aux marqueurs
temporels attrapés par les plans qui permettent, des années
plus tard, dêtre replongé dans lépoque
du tournage. Dans LIle au trésor, jai
cherché à saisir le présent, mais aussi quelque
chose de plus intemporel lié au monde de lenfance,
qui échappe à la base de loisirs de Cergy. Jai
pris beaucoup de choses de Rohmer, sur lorganisation des tournages,
la place des acteurs dans le réel, mais la différence
fondamentale, cest notre rapport à la parole. Mes personnages
ont un rapport plus empêché, la parole sort plus difficilement.
Ils ont du mal à formuler leurs émotions, leurs sentiments,
là où chez Rohmer, naturellement, et de façon
stylisée aussi, les personnages vivent à travers ce
quils disent.
Marie Rivière et Guillaume Brac © Léa Crespi
Jérémie Couston