Rohmer «était fasciné par les débuts des
jeunes dans la vie active»
(article paru le 11/01/2019)
Anne Diatkine
A loccasion dune rétrospective à Paris, de ressorties en salles et dune programmation spéciale sur Arte, rencontre avec Marie Rivière et Pascal Greggory, deux des acteurs fétiches du cinéaste.
Producteur, dialoguiste, metteur en scène, Eric Rohmer faisait tout sur ses propres films, et même passer le balai quand il était nerveux. Mais ce quil faisait comme nul autre, cétait de révéler des acteurs en leur soumettant des rôles miroirs, puissamment attractifs. De Fabrice Luchini à Arielle Dombasle en passant par Pascale Ogier, Marie Rivière et Pascal Greggory, nombreux sont ceux qui ont débuté au cinéma grâce à lui. A loccasion dune rétrospective à la Cinémathèque française, à Paris, de ressorties en salles et dune programmation spéciale sur Arte, rencontre avec deux de ses acteurs fétiches.
Marie Rivière, Actrice dans la Femme de laviateur, le Rayon vert et Un conte dautomne. Auteure du documentaire En compagnie dEric Rohmer.
«Jaurais pu ne pas être actrice. Javais le désir de lêtre mais, si je navais pas rencontré Eric Rohmer,cela ne serait sans doute resté quun rêve. Après avoir vu lAmour laprès-midi, je lui avais envoyé une petite photo de moi en short, avec des sabots, les cheveux ultracourts et une lettre. Je navais aucune idée dà quoi devait ressembler une actrice, et javais posté la seule photo que javais. Il ma appelée, la voix fut le premier lien, et on a commencé à se voir très régulièrement. Je nai pas le souvenir quil me posait des questions intimes. On parlait de tout et de rien, autour dun thé. Jétais en galère, car sans logement, et Rohmer ma dépannée en me trouvant une sous-location de sous-location, qui sert de décor dans la Femme de laviateur : cest la chambre de François, mon amoureux éconduit. Quand jai lu le script, jai dit à Rohmer que je trouvais mon personnage pas très sympathique. Il ma dit : "Certes, mais elle est particulière. Elle refuse le couple." Jai compris quil sagissait dune histoire personnelle qui datait de sa prime jeunesse. On a beaucoup répété, car il voulait être certain que jétais capable de pleurer pile au bon fragment de phrase au milieu dun monologue, et quon ne faisait quune prise. Je nai jamais entendu nos conversations restituées dans un film.?
«Dans le Rayon vert, certes, il est attentif à ma solitude mais elle navait jamais été un sujet. Le film était une tentative de capter le temps réel, mon présent, sans préméditation. Personne ne savait ce qui allait se passer. Rohmer navait pas fait de repérages, ne connaissait pas les lieux où on allait tourner, il avait juste demandé à Rosette - lune de ses actrices - si elle pouvait nous accueillir à Cherbourg. Tout était improvisé, cétait assez audacieux de me choisir, car je parle peu, je mexprime mal, je nai pas de bagou. La seule chose dont on était certains, cétait que le film se terminerait sur mon personnage et un garçon regardant le rayon vert. On était filmés en contrebas dun talus et la mer nétait évidemment pas en face de nous, mais derrière cest quand même du cinéma. Contrairement à Delphine que jinterprète, je nai donc jamais vu le rayon vert ! Cette fin de journée, Eric était dextrême mauvaise humeur car, à cause du coucher du Soleil, on avait trente secondes pour tourner une prise décisive. Quand jai découvert le film, Delphine mest apparue totalement étrangère à moi, aussi bien physiquement que dans ce quelle dit. Tandis que lorsquon tournait, je navais pas le sentiment de jouer un personnage, mais doffrir à Eric ce quil attendait. Jétais heureuse de dire des choses tristes parce quil les sublimait. Par la suite, le Rayon vert a reçu le lion dor à Venise, et jai été complètement identifiée à ce film. Pendant la projection de gala, jentendais la respiration retenue des spectateurs. Quand je crie "oui" dans le silence en voyant la fameuse lumière verte, cest dune impudeur totale, bien plus que si je métais mise nue. Rohmer appréciait la modération, et pourtant il lui est arrivé, à trois reprises, de me surprendre par des propos qui rompaient avec sa retenue. Je lui avais demandé pourquoi, sur le Rayon vert, léquipe technique était féminine. Il mavait répondu : "Parce quelles mangent moins!" Une autre fois, il mavait lancé : "Quand on ne peut faire lamour avec quelquun, on fait un film avec elle." Javais été estomaquée. Quant à la troisième phrase, je ne la répéterai jamais.»
Pascal Greggory
Au théâtre, acteur dans la Petite Catherine de Heilbronn
de Kleist et dans Trio en mi-bémol. Acteur dans le Beau Mariage,
Pauline à la plage et lArbre, le Maire et la Médiathèque.
«Eric Rohmer avait deux maisons étanches : sa vie familiale et son bureau où il se rendait, de 10 heures à 19 heures, quoi quil arrive. On ne connaissait rien de sa vie privée et sa famille ne connaissait rien de nous. Un soir, juste avant une représentation de la Petite Catherine de Heilbronn, de Kleist, quil montait à Nanterre en 1979, il est entré très vite dans ma loge, a ouvert son portefeuille, est reparti quasi en courant. Javais eu juste le temps dentrapercevoir la ressemblance entre son fils et moi. On nen a jamais parlé. Pendant toutes mes années dapprentissage, Eric Rohmer a constitué mon monde, il a fait mon éducation littéraire et cinématographique, ma appris une discipline de travail. Je passais très souvent à son bureau à limproviste, jy retrouvais dautres acteurs, Rosette, Pascale Ogier, Marie Rivière, cétait joyeux, on était très insouciant, mais lui avait un grand intérêt de ce quon lui apportait et quil ignorait : lair du dehors.
«Il était fasciné par les débuts des jeunes gens dans la vie active et on était des passeurs entre la société et lui. Je nai jamais eu le sentiment dêtre déconsidéré par rapport aux personnages centraux de ses films, qui sont presque toujours une jeune fille. Jétais un peu paresseux, javais tendance à ne pas apprendre impeccablement mon texte, à en réécrire des petits bouts sur une feuille comme on prépare une antisèche, ça le mettait hors de lui et le faisait rire. Nous, les acteurs, apportions ce quon était avec une totale confiance et ingénuité. Quand il disait moteur, javais limpression de continuer dêtre moi-même avec les mots des autres. Il y a un an, jai tourné avec une cinéaste chinoise, Quin Yuan, qui ma choisie explicitement en tant quacteur de Rohmer. Mon personnage a le même prénom que celui que je joue dans Pauline à la plage et porte, comme lui, une marinière. Une boucle ? Je me souviens que Rohmer était très heureux quon puisse partir de la maison travailler avec dautres que lui. Comme tout Pygmalion ou mentor, il voulait que ses personnages sémancipent. Mais la seule de ses actrices promise à une grande carrière fut, de toute évidence, Pascale Ogier.»
Anne Diaktine
Rétrospective Eric Rohmer à la Cinémathèque
française (75012).
Jusquau 11 février. Rens. : Cinematheque.fr
Sur Arte programmation spéciale Eric Rohmer dans la nuit du samedi
19 au dimanche 20 janvier, et le lundi 21.